Extrait d’un article
« Denis Diderot et la représentation picturale de l’absorbement »

Denis Diderot, philosophe et critique d’art des lumières (dont c’était le tricentenaire de la naissance en 2013) expose dans ses critiques de salons au moins deux façons de peindre le rapport entre le tableau et le spectateur. Le peintre peut, d’une façon, utiliser tous les procédés possibles pour fermer le tableau à la présence du spectateur. Diderot relève cet effet surtout dans les tableaux mettant en scène plusieurs personnages. Et de l’autre façon, le peintre fait pénétrer le spectateur dans le tableau en l’absorbant quasi littéralement comme dans les scènes pastorales. Ces deux façons peuvent être lues par la représentation picturale de l’absorbement. Le peintre met en scène le tableau de façon à ce que le regardeur soit entièrement occupé à regarder. Rien dans le tableau ne vient le dévier de cette attention. Les personnages sont peints, absorbés par une activité qui les absorbe. C’est un bon moyen de neutraliser voire de nier la présence du spectateur. Le peintre fait comme si, il n’y avait personne face au tableau. « Le paradoxe veut, en réalité, que le spectateur ne soit arrêté et retenu par la contemplation du tableau que si, justement, la fiction de sa propre absence est réalisée par et dans le tableau. C’est une exigence de fiction. » (Michael Fried, in « La place de spectateur », 1990) Considérer ainsi, la peinture d’absorbement représente le dispositif de vision propre au tableau, et confère ainsi une place au spectateur.

Cette fiction est rendue manifeste notamment dans les tableaux représentant un lecteur ou une lectrice. Prenons exemple dans les peintures de Jean-Baptiste Greuze puis de Baptiste Chardin. On soulignera que ces peintres du 18è représentent l’absorbement pour nier le regardeur et pour que la fiction de la peinture se réalise. Dans « la lecture de la bible » 1755 de Greuze, chaque personnage représente un état ou une condition d’absorbement propre à la lecture.

Chacun a une gestualité et une expressivité appropriées aux sentiments et émotions que la lecture de la bible provoque. Deux enfants tendent à déplacer néanmoins l’attention, ce qui a pour effet de renforcer l’intense absorbement des autres personnages. De même, une vieille femme retient l’un d’eux sans presque y prêter attention, en une sorte de geste somnambule, renforçant ainsi son état. Il est courant, dans la peinture de Greuze, de voir divers personnages distingués psychologiquement et émotionnellement les uns des autres ; l’accent principal étant sur la convergence de toutes les réactions en une attitude collective d’attention soutenue.
Il en est ainsi dans les volets peints de « La malédiction paternelle » 1765-66 où l’attention de chaque personnage converge du fils au père et du père au fils, accentuant toute la dramaturgie de la scène représentée. En effet, en exhibant chaque élément et relations entre eux, le peintre conduit bien une mise en scène tout en sentiments.

Le peintre Baptiste Chardin peut être considéré également comme étant à la recherche d’une unité picturale et une négation du regardeur. Dans « philosophe occupé de sa lecture » 1753, la lecture se veut silencieuse, proche de la méditation. Le seul personnage représenté (le philosophe dans son livre) ne semble manifester aucune émotion, oubliant presque son apparence et les choses qui l’entourent.

Dans la bulle de savon vers 1733, le château de cartes vers 1737, le jeune dessinateur vers 1737, le souffleur 1744 entre autres, Chardin représente encore l’absorbement dans le quotidien ; dans chacun de ses tableaux, y est représenté un personnage faisant l’expérience toute personnelle de l’absorbement et ignorant le spectateur. Cependant, Chardin n’oublie pas que la peinture est un objet de regard. Il y met des détails qui font que notre attention se fixe comme un tiroir ouvert, quelques traits sur une feuille de dessin, etc. Ces exemples montrent que la peinture représentant des états d’absorbement est liée à la recherche de l’unité picturale interne au tableau, avant de devenir l’objet des regards. Cette fermeture sur soi du tableau est paradoxalement une mise en scène des regards, une dramaturgie.

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