Fluids 1967 – 2011
Kaprow réalisât Fluids, à l’invitation en 1967 du « Art Museum » de Pasadena en Californie, sur quinze sites dispersés dans Pasadena et Los Angeles. Ainsi, entre le 10 et 12 octobre 1967, quinze groupes de participants furent chargés de réaliser Fluids à partir de l’énoncé suivant : « During three days, about twenty rectangular enclosures of ice blocks (measuring about 30 feet long, 10 wide and 8 high) are built throughout the city. Their walls are unbroken. They are left to melt. » Dans le texte introduisant le catalogue de cette « exposition », Kaprow interroge les capacités de l’institution à « exposer » l’art vivant et légitime son choix de l’espace public. Il écrit : “la question n’est pas tellement celle de la disparition des musées – ils sont tout à fait appropriés pour l’art du passé; la question porte plutôt sur l’extension des fonctions du musée dans le domaine de l’art contemporain, sur sa capacité à soutenir des innovations artistiques qui se font en dehors de ses limites physiques . » Il ne refuse pas d’exposer dans l’institution ; il souligne ses limites, son incapacité effective à rendre compte d’un art dont le théâtre est le vivant.
Les 15 happenings ont été construits sur des lieux choisis par l’artiste comme devant un fast-food, sous un pont, à l’angle d’avenues à Pasadena, devant un body shop, un bâtiment de « Jade Oil & Gas Company » à Los Angeles, sur la colline de Beverly Hills, sur un parking et des vacants lots et d’autres sites. Kaprow se déplaçait d’un site à l’autre pour suivre l’évolution des constructions. Il eut la possibilité de mesurer la résonnance du site choisi sur le contenu de l’activité artistique. Prenons quelques exemples. A Pasadena, le groupe qui réalisait Fluids était placé face à un fastfood dont il était possible de voir l’équipe au travail par les baies vitrées ; amenant à considérer deux conceptions du travail en équipe, l’une rendant un service et l’autre gratuite. A Los Angeles, la construction de Fluids à l’ombre de la « Jade Oil & Gas Company » confrontait des productions d’énergies de nature différente l’une payante et l’autre gratuite. La taille du happening construit devant une résidence dans le sud de Pasadena était celle de la piscine qui se trouvait dans le jardin en face, établissant ainsi une tension entre le loisir privé et le jeu collectif, la propriété individuelle et la non-propriété. La taille du volume pouvait également correspondre à la taille d’une place de parking, affublant là encore le sceau de l’éphémère, l’acte gratuit et plein d’énergie, à la surface payante et réglementé. La gratuité de l’acte est fondatrice du happening. Dans Fluids, les participants déploient en effet beaucoup d’énergie pour construire le volume de glace. La finalité n’est pas la production mais bien cette énergie mise au service de l’improductif. Il s’agit de profiter du temps à faire ensemble une activité, sans tirer profit de la production ; l’objet étant destiné à se liquéfier. Selon Robert Haywood, « Fluids était subversif non pas simplement parce qu’il n’y avait pas de produit final à échanger ou à acheter mais plutôt parce qu’il représentait dans les espaces publics de Pasadena et Los Angeles, la grande stratégie qui soutient la productivité du capitalisme américain – planifié l’obsolescence. Néanmoins Fluids conservait une autonomie vis-à-vis de la résistance politique de la nouvelle gauche, en transformant le travail collectif, participatif en une allégorie contre l’utopie de la production, de l’industrie, de l’obsolescence capitaliste . »
Fluids renvoie à ce qui est temporaire, à la fragile formation d’une communauté autour d’un but particulier, conduisant peut être vers un nouveau type de participation artistique du public. Il est cet horizon d’attente qui traverse les décennies. Fluids est le happening le plus réinventé sans doute car il implique ce geste communautaire. Bien entendu, l’interprétation de Fluids varie selon le contexte historique : dans les années 60, sa lecture peut se faire au regard de la crise de la jeunesse, à la recherche de nouvelles valeurs, d’attitudes face à la vie (la liberté sexuelle, le non conformisme, contre toutes formes de contraintes sociales et économiques), etc. A ce titre, Fluids est peut être à considérer comme une apogée du thème générique des happenings réalisés entre 1963 et 1966 .
Aujourd’hui, ce happening est lu au travers des questions d’engagement avec les autres et de la communication. Depuis 2006, les réinventions mettent l’accent sur ce questionnement, rejoignant ce que disait Kaprow en 1967 (entretien publié dans le catalogue du Pasadena AM) que la dimension participative et sociale rendait possible la création d’ « un art nouveau » fait d’énergies vives.
Une réinvention indique une prise de liberté par rapport à l’original. Néanmoins, elle se fait en fonction de l’énoncé original qui garantie une permanence entre les diverses réinventions. Dans Fluids, la permanence est dans le choix d’un lieu extérieur, dans le matériau utilisé : de la glace, dans la forme : blocs de glace de même taille accumulés pour former un volume rectangulaire (en U) avec une ouverture pour laisser le public y pénétrer une fois la construction achevée, et un groupe d’une quinzaine de participants constitué pour l’occasion. Avant la réalisation d’un happening, l’artiste donnait une conférence-présentation à l’issue de laquelle le groupe de participants était constitué ; Kaprow indiquait au groupe ce qu’il y avait à faire mais ne précisait pas comment le faire ; le groupe devant lui-même se coordonner. Kaprow pouvait également donnait un workshop avant la réinvention. Ce fut le cas pour la réinvention de Fluids sur trois sites le 13 juin 2005 à Bâle. Kaprow menât un workshop de deux jours avec les étudiants au cours duquel ils interrogèrent entre les autres la faisabilité, la sécurité, la forme à donner au volume de glace. Ensuite, les étudiants réalisèrent Fluids sans que Kaprow n’intervienne. Il réduit sa participation à celle de coordinateur. Il n’intervient pas ou peu lors de la réalisation collective d’un happening. Il peut être présent pour les accompagner mais sans donner de solutions toutes faites ; il en reste à la participation attentive.
A l’instar de Kaprow, le réinventeur coordinateur peut présenter et ce qu’est un happening et ce qui va être réinventé. Zach Rockhill enseignant à la « Cooper Union School » de New York fait part de ses réflexions avant la réinvention de Fluids le 10 novembre 2007 à l’angle de la 7ème et 4ème avenues, dans le cadre de l’évènement « Performa 07 ». Il se demandât notamment quelle était sa place au regard de celle de l’artiste ? Est-ce qu’il se substituait à lui ? Ne faisait-il que l’imiter ? Faisait-il une copie ou une production originale ? Il avait choisi de ne pas préparer l’équipe, au risque de l’échec. La construction de Fluids n’est d’ailleurs pas chose aisée. Un bon timing s’impose entre les participants pris dans des tâches diverses : livrer la glace, porter les blocs de glace, poser les blocs de façon à élever les murs, lisser, etc. Les participants, en faisant, prennent conscience qu’ils s’engagent dans une activité qui a une finalité mais qui est également ouverte aux inconnues comme la durée ou la gestion des problèmes de faisabilité due à la chaleur . En faisant Zach Rockhill a compris que ce qui motivait « sa » réinvention était de « se lancer » et que le matériau principal était, si l’on peut dire, l’énergie investie dans la réalisation.
L’intention du réinventeur peut être de rendre compte de la dimension historique de Fluids, de sa place dans l’histoire de l’art contemporain, de ses résonnances avec les démarches de l’art minimal et les formes de l’art conceptuel. A Bâle en 2005, les participants réalisèrent Fluids parfaitement rectiligne et lisse, faisant apparaitre une sculpture minimale et éphémère dans l’espace public. Le 10 février 2008 au Cortile Minore de Palazzo Ducale à la villa Croce de Gênes, la taille et la forme du volume de glace dépendait du dessin rectiligne propre au pavement ancien du cortile ; la sculpture à l’instar de certaines œuvres minimalistes dépendait du lieu de présentation. Ici, la sculpture de glace était de dimension réduite, elle pouvait être embrassée d’un seul regard ou encore enjambée sans difficultés. L’art minimal était en vogue en 1967 aux Etats-Unis ainsi que certaines formes conceptuelles usant de la matière solide et liquide, d’éléments naturels et éphémères. Par exemple Hans Haacke, dans ses œuvres des années 1960, s’intéressait aux interactions entre les systèmes physiques et biologiques, entre les plantes et l’eau ou l’air comme « condensation cube » 1965-66.
Les réinventions de Fluids varient également dans la mise en scène et la dynamique de l’équipe. Pour réaliser Fluids le samedi 29 mars 2008 sur River Landscape à Londres, les participants portaient une veste de chantier fluo et des gants orange renforçant l’unité de l’équipe. Le périmètre de sécurité était également renforcé : des barrières étaient disposées autour du groupe, délimitant bien le lieu de réalisation, l’isolant ainsi du public ; les packs de glace étaient déposés dans les angles à porter de main des « travailleurs ». Les « Los Angeles Girls » invité par le Lacma réalisèrent Fluids devant Le Getty institut le 26 avril 2008. Elles mirent l’accent sur l’unité du groupe et des déplacements ; elles se vêtirent toutes de combinaisons argentées, de gants colorés et d’une paire de baskets, et se munirent d’une truelle. Les déplacements des Los Angeles Girls étaient relativement coordonnés, répétant les mêmes gestes, les mêmes mouvements corporels selon un certain rythme.
Une fois achevée, les participants ont la possibilité d’intervenir sur le volume de glace en train de fondre. En 1967, une participante avait glissé des fleurs fraiches dans les fissures que la fonte avait fait apparaitre. Ce geste a été repris dans l’une des réinventions de Fluids à Los Angeles, établissant une connexion entre le passé et le présent. En 2005, sous les arcades du Kunstmuseum de Bâle, les participants détruisirent avec beaucoup d’énergie le volume de glace qu’ils venaient de construire. Cet acte est plutôt rare, le plus souvent, le volume de glace retourne en eau avec plus ou moins de temps, cela dépend de la température extérieure et de la masse de glace.
Dans ces diverses réinventions, il est clair que les spectateurs ne participent pas. Seuls ceux qui ont été informés au préalable de sa faisabilité, de la sécurité participent. Il s’agit bien de mettre à distance un temps de travail en équipe. Une fois achevé, les visiteurs peuvent y pénétrer et voir le jeu des lumières traversé les blocs de glace, uniquement avant que les blocs de glace en fondent et fassent chuter la structure d’ensemble. Une fois ce processus entamé un dispositif de sécurité comme sur les chantiers est installé. […] »
Article complet : consulter l’auteur corimelin@gmail.com
Site du festival de sculpture contemporaine « Escaut Rive et Dérive » 2010