Roland Barthes. 12 nov. 1915- 26 mars 1980
« On écrit avec son désir, et je n’en finis pas de désirer. » in Roland Barthes par Roland Barthes
2015 fut l’année du centenaire de la naissance de Roland Barthes. Par delà la dimension commémorative, il s’est agit de le lire encore et encore, de porter attention aux figures tracées entre les lignes de ses critiques, de le dégager de la gangue du structuralisme pour laisser venir l’écrivain (cela dit, la structure n’est-elle pas sous-jacente à toute pensée du discontinu ?), de revenir sur sa conception de l’écriture. (Les principaux hommages qui lui ont été rendus étaient, hors du champ de la littérature même, des hommages sur les formes de l’écriture (carnets, outils, etc.), les photographies, la biographie… cf. exposition à la BNF, au Frac Aquitaine)
L’idée est de donner à lire des extraits de critiques de Roland Barthes autour de certains thèmes comme l’érotisme, l’avatar, la théâtralité, le plaisir.
« essais critiques », éditions du seuil, 1964
Premier regroupement de critiques rédigées par l’auteur sur une dizaine d’années.
« La métaphore de l’œil » Critique 1963
Critique de l’ouvrage de Georges Bataille « L’Histoire de l’œil ». Dans cette critique, Barthes relève les substituts de l’œil qui parcourent le poème roman de Bataille. En prenant ce fil conducteur pour lecture, le critique ne dévoile rien de l’écriture érotique propre à Bataille. Il n’en dévoile pas l’expression. En cela, Barthes laisse le texte de Bataille existé dans ce qu’il est. Il éclaire néanmoins sur la structure de l’érotisme de Bataille : l’interchangeabilité des objets érotiques bien qu’ils existent par la répétition ; la répétition du même dans la dissemblance.
EXTRAITS
« Comment un objet peut-il avoir une histoire ? Il peut sans doute passer d’image en image ; son histoire est alors celle d’une migration, le cycle des avatars (au sens propre) qu’il parcourt loin de son être originel, selon la pente d’une certaine imagination qui le déforme sans cependant l’abandonner… »
« L’imagination poétique, au contraire de l’imagination romanesque, est improbable : le poème, c’est ce qui, en aucun cas, ne saurait arriver, sauf précisément dans la région ténébreuse ou brulantes des fantasmes, que, par là même, il est seul à pouvoir désigner ; le roman procède par combinaisons aléatoires d’éléments réels ; le poème par exploration exacte et complète d’éléments virtuels. (…) la métaphore : un terme est varié à travers un certain nombre d’objets substitutifs qui sont avec lui dans le rapport strict d’objets affinitaires et cependant dissemblables (puisqu’ils sont diversement nommés)… Les substituts de l’oeil sont effectivement déclinés, dans tous le sens du terme : récités, comme les formes flexionnelles d’un même mot ; révélés comme les états d’une même identité ; esquivés comme des propositions dont aucune ne saurait retenir plus qu’une autre ; étendus comme des moments successifs d’une même histoire. Ainsi, dans son parcours métaphorique, l’œil à la fois permane et varie : sa forme capitale subsiste à travers le mouvement d’une nomenclature, comme celle d’un espace topologique ; car ici chaque flexion est un nom nouveau, et parlant un usage nouveau. »
Le théâtre de Baudelaire, préface, 1956
Barthes propose une définition de la théâtralité en regard des tentatives d’écriture théâtrale de Baudelaire. Il écrit :
« Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation. » p. 41-42
« Baudelaire ne maitrise pas l’écriture théâtrale. Il écrit comme un poète et lorsqu’il pose des indications de mise en scène, elles ne sont pas à suivre à la lettre car elles sont ajoutées après coup, elles ne sont pas pensées en écrivant la pièce. Il ne met pas en scène. Ce n’est pas du théâtre en ce sens. » p. 44
L’obvie et l’obtus. essais critiques III,éditions du Seuil, 1982 ; « Diderot, Brecht et Eisenstein », revue d’esthétique, 1973 p. 86
Par cette critique, Barthes rend manifeste les vacillements irrémédiables des réalités sociales, culturelles lorsqu’elles sont placées sous le joug d’un regard critique, acerbe, quasi objectif de l’écrivain et/ou lorsqu’elles sont le fruit d’une écriture opératoire voire fonctionnelle ; chaque détail ou chaque découpe participe de la mise en scène globale du récit et dans un souci d’unité.
EXTRAITS
« La représentation ne se définit pas directement par l’imitation…,il restera toujours de la « représentation », tant qu’un sujet (auteur, lecteur, spectateur ou voyeur) portera son regard vers un horizon et y découpera la base d’un triangle dont son œil (ou son esprit) sera le sommet. L’Organon de la Représentation… aura pour double fondement la souveraineté du découpage et l’unité du sujet qui découpe. Peu importera la substance des arts ; …. Le discours littéraire classique… est un discours représentatif, géométrique, en tant qu’il découpe des morceaux pour les peindre : discourir n’est que « peindre le tableau qu’on a dans l’esprit ». La scène, le tableau, le plan, le rectangle découpé, voilà la condition qui permet de penser le théâtre, la peinture, le cinéma, la littérature, c à d tous les « arts » autres que la musique et que l’on pourrait appeler : arts dioptriques. »
« Le tableau (pictural, théâtral, littéraire) est un découpage pur, aux bords nets, irréversible, incorruptible, qui refoule dans le néant tout son entour, innommé, et promeut à l’essence, à la lumière, à la vue, tout ce qu’il fait entrer dans son champ ; cette discrimination démiurgique implique une haute pensée : le tableau est intellectuel, il veut dire quelque chose (de moral, de social), mais aussi il dit qu’il sait comment il faut le dire ; il est à la fois significatif et propédeutique, impressif et réflexif, émouvant et conscient des voies de l’émotion. »
Extrait filmé d’un entretien de Barthes sur la notion de plaisir, 1973
La notion de PLAISIR à l’œuvre dans les écrits de Roland Barthes et à l’appui de son ouvrage « Le plaisir du texte » 1973
« La pensée du plaisir élaborée dans « Le plaisir du texte » est l’affirmation d’un sujet qui a toujours fait de ses goûts un moteur mais qui ne cherche plus à le marquer du sceau de la science ou de la généralité. C’est un geste très provocateur dans le monde intellectuel que de promouvoir une notion aussi futile en apparence que la plaisir. Certes, l’époque est à la libération de la sexualité et des sens, mais pour autant le mot de plaisir, pas plus que celui encore plus modeste de goût, ne font partie du vocabulaire des philosophes.
Le plaisir devient l’espace neutre par excellence : en refusant de tenir la distinction entre plaisir et jouissance comme une vraie opposition, en la faisant vaciller, Barthes réconcilie – ou du moins peut-il avoir le sentiment de le faire – les deux postulations contradictoires qui sont les siennes depuis toujours : d’un côté le Moderne, la violence, les ruptures, la subversion (la jouissance) ; de l’autre le Classicisme, le confort, le romanesque, l’étendue (le plaisir).
L’avantage du vocabulaire érotique employé, c’est qu’il ne peut servir d’étiquette pour classer les textes dans l’une ou l’autre catégorie. Il implique un sujet qui choisit et fait varier son mode d’approche : le lecteur peut ainsi privilégier un régime de lecture « selon la jouissance » de n’importe quel texte.
Il sera alors attentif à ses bords, ses interstices, sa verticalité, ses arêtes. Lire « selon le plaisir », c’est au contraire rester dans une pratique confortable de la lecture. Barthes ne déguise plus ici le trait qui le porte des deux côtés en même temps. Il accepte de s’insinuer comme « sujet anachronique », celui qui se tient sur les deux bords en même temps. Barthes affirme alors sa perversion, considérée à la fois comme un détournement et comme une inversion.
Le plaisir du texte consent aussi à une certaine forme de déclassement : l’hédonisme serait rabaissé comme « populaire » dans une société valorisant à l’extrême le discours du Désir, lui conférant une dignité particulière, centrale pour le savoir. Barthes se définit comme définitivement atopique, posture qu’il revendiquera avec encore plus de netteté dans « Fragments d’un discours amoureux ». » extrait Tiphaine Samoyault in hors série Le Monde consacré à « Roland Barthes »